… C’est d’elles que nous étions

Maria Pavard

Jour après jour j’amassais ton héritage, j’aimais à dire. Tous ces drôles de livres, couvertures couleurs et dires différents. Je me souviens avoir acheté Du côté des petites filles d’Elena Gianini Belotti, deux fois, et d’avoir vécu un déchirement à la perte de La Chrysalide d’Aïcha Lemsine, encore une fois prêtée et jamais rendue. Ils étaient tous là, ceux du début. Dans notre oasis, c’est d’elles que nous nous parlions. Car c’est d’elles que nous étions.

Bibia Pavard

Le marché aux livres du jeudi, dans notre quartier, était souvent l’occasion de trouvailles merveilleuses, les livres des Éditions Des femmes étaient sans doute les plus précieuses pour toi maman. Mystérieux objets d’admiration, pensais-je alors, des livres que toi seule semblais connaître car il n’en était pas mention dans les cours de littérature. Et c’est bien plus tard que je compris que ces livres n’étaient pas des livres ordinaires, qu’ils étaient bien plus que des livres. Ils étaient objets de lutte, traces d’un passé passionné. Ils te rattachaient à ton histoire de revendications et de militantisme. C’est tout cela que tu as voulu me léguer, c’est finalement grâce à toi et à travers elles que je suis rentrée dans l’histoire du mouvement de libération, dans ses diversités, ses richesses et ses contradictions.

C’est par ces livres que s’est transmis le savoir d’une époque qui n’est que trop rarement enseignée. Mais, à la deuxième génération, ce n’est pas le regard d’une militante que j’ai porté sur eux, c’est celui d’une chercheuse qui voulait retrouver l’esprit du temps et comprendre le pourquoi et le comment. De la mémoire, les livres des Éditions Des femmes passent dans l’histoire, ils venaient du personnel, ils deviennent phénomène social. Précieux vestiges, ils sont comme tant d’autres créations issues de la vague M.L.F., la marque d’une époque où tout était possible. Si ma génération peut perpétuer la connaissance des luttes de femmes, c’est sans doute à travers le recul nécessaire du temps et si je participe à cette transmission, j’aimerais que ce soit à travers l’écriture de l’histoire.

Jeannette Planeix

J’ai acheté des livres publiés par la maison d’éditions Des femmes dès sa création; je les commandais ou, lorsque j’allais à Paris, je passais en choisir à la Librairie Des femmes, rue des Saint Pères. Je me suis aussi abonnée au Quotidien Des femmes, puis à la mensuelle et à Des femmes en mouvements hebdo.

Je lisais tout ce que je pouvais, j’aimais ces journaux et ces textes.

En 1974, j’avais 53 ans et, avant, je n’avais jamais rien lu qui correspondait à cela. J’en parlais autour de moi, à mes sœurs et surtout à mes filles.

Nous savions bien qu’un mouvement Des femmes existait mais ces revues et ces éditions nous le rendaient proche, même pour nous en « province ».

Je suis très fière d’avoir fait connaître cela à mes filles et aussi de leur avoir parlé d’Antoinette Fouque que j’avais entendue avec beaucoup d’émotion, un soir à la télévision. Je crois que leur sympathie et leur engagement, sous des formes différentes, envers le MLF doivent quelque chose à cette découverte, à ces lectures que je leur ai fait partager. D’ailleurs, dès que j’ai entendu parler d’un mouvement de libération des femmes, j’ai été intéressée, sans hésitation aucune. Et Antoinette Fouque représentait une position tellement nouvelle dans la vie des femmes, c’était formidable! On n’imagine pas ce que vivaient la plupart des femmes avant: elles étaient considérées comme une espèce à part. Elles n’étaient pas toujours battues ou traitées avec violence, mais méprisées et par les plus inintelligents, les plus idiots, ceux qui ne comprennent rien. Je crois que je dois aussi beaucoup à ma mère, qu’elle m’a bien aidée pour sentir tout cela. Elle était pauvre, mais courageuse et débrouillarde; elle n’acceptait pas du tout d’être brimée et elle était de tous les combats.

Moi-même je n’étais pas malheureuse, économiquement je ne manquais de rien; dans ma famille et avec mon mari, je me sentais libre, j’aimais ma vie. Mais je pensais que pour les femmes dans leur ensemble, ce mouvement, ces revues, cette maison d’édition qui ne ressemblait pas aux autres, qui offrait la possibilité aux femmes de parler et d’écrire d’une façon nouvelle, étaient un grand espoir pour nous toutes.

Je suis vraiment très heureuse d’avoir connu tout cela.

Anne-Marie Planeix

La vigilance de ma mère m’accompagne et m’étonne depuis toujours. Je me dis, dans les mots d’aujourd’hui, qu’il en va d’une véritable préoccupation « paritaire ». Pour elle, le monde humain est constitué d’hommes et de femmes et, là où les femmes manquent, sont rendues invisibles ou niées, que ce soit par violence manifeste ou (pseudo) courtoise, il y a amputation et trahison. Nous, ses filles, savions que nous existions « à part égale », de fait et de droit, et qu’il fallait par une sorte de devoir l’affirmer. Mais sa vigilance n’était pas et n’est toujours pas seulement défensive, elle est reconnaissance quasi immédiate de l’événement « précieux » pour une femme. Cet événement a été la création par Antoinette Fouque du MLF et celle de la maison d’Éditions Des femmes.

À l’époque, fidèle aux «idéaux» de 68 que j’essayais d’appliquer dans mon travail par exemple (j’enseignais la philosophie), et bien convaincue de la nécessité d’un « mouvement de libération », je n’arrivais pas cependant à sortir d’une sorte de bonne volonté abstraite. Je ne savais pas où m’adresser… Et c’est ma mère la première qui, avec une joie irrésistible, m’a fait lire, et offert des textes publiés par ces éditions, et qui m’a parlé d’Antoinette Fouque. Si bien que lorsque en 1975 à l’occasion d’un forum des livres organisé à Grenoble, j’ai rencontré des femmes du MLF travaillant à la maison d’Édition Des femmes ce fut comme un rendez-vous déjà préparé, attendu et espéré. Cette « arrivée » au mouvement se trouve ainsi pour moi indéfectiblement liée à ma mère et à son enthousiasme.

Etel Adnan

Tout au début de la guerre civile libanaise, en 1976, j’avais écrit, sous le coup de l’indignation et de la colère, un roman, Sitt Marie-Rose, titre qui est le nom même d’une Libanaise enlevée et exécutée par les Phalangistes pour la simple raison qu’elle était pro-palestinienne; c’est-à-dire, aussi, pour l’exemple.

J’avais envoyé le manuscrit à trois maisons d’édition (…). Christian Bourgois n’a jamais répondu, Gallimard a refusé poliment, et quelle ne fut ma surprise, et ma joie d’avoir su que des femmes avaient décidé de publier ce livre. Le contact avec ces éditions m’ouvrit alors un monde. Comme je vivais surtout aux États-Unis, je ne connaissais pas l’importance du mouvement féministe qu’elles avaient créé. Je me sentais être entrée dans une famille d’esprit — qui me sortit de mon monde d’étrangère à Paris — et, pour ainsi dire, de femme. Trouver un “home” intellectuel et politique est chose fatidique, et, sans tomber dans le sentiment, on peut dire que c’est une forme de naissance à soi, et au monde.

Je n’ai pas eu jusqu’ici l’occasion de l’exprimer, mais je peux dire que c’était une période lumineuse que celle qui montrait qu’un groupe de femmes avaient pris entre leurs mains le pouvoir immense qu’est celui de l’édition, pour le mettre à la disposition de voix de femmes, et surtout de voix peu ou pas connues. Les livres se suivaient non pas comme pour un commerce florissant mais comme autant d’affirmations d’existences et de défis. J’admirais, et j’admire toujours, ces livres qui ont été surtout des livres de début, des risques pris et gagnés (… ). Et je n’oublierai jamais le travail immense, et courageux, de Jacqueline Sag sur les écrits d’Ulrike Meinhof, un des livres les plus poignants que j’aie jamais lus.

J’allais aussi assidûment aux expositions de la Galerie attenante à la Librairie, ces expositions si extraordinaires par leur beauté, et qui ont donné leur juste place à des peintres et artistes connues, si l’on veut, mais rarement mises en valeur, comme elles le méritent, dans les galeries ordinaires (…).

Hanane Ashraoui

Écrire son expérience personnelle quand on a coutume de prendre la parole pour exprimer ses opinions politiques est une véritable gageure, même si c’est parfois interchangeable. Trouver le lieu d’accueil approprié à ce que j’écris est pour moi l’objet d’une longue réflexion, car rien ne saurait être pire que de voir le fruit de son travail froidement mis en forme et diffusé comme une simple marchandise. Des femmes, en tant que maison d’édition, engagée dans des luttes sociales s’adressant à un lectorat particulier, ont toujours eu la réputation de promouvoir une prise de conscience politique et de traiter de questions contemporaines sous l’angle de la différence des sexes. C’est ce qui m’a encouragée à leur confier la version française de mon livre La Paix vue de l’intérieur – Palestine-Israël, convaincue que celui-ci trouverait un public attentif aux complexités du conflit palestino-israélien. C’est un grand honneur pour moi d’avoir reçu en février 1997, à l’Unesco, à Paris, le prix Palestine-Mahmoud Hamchari, car malgré les circonstances tragiques de la mort d’Hamchari, il réconcilie le passé et l’avenir. À travers ce prix, la volonté de vivre et de rester dans le souvenir pour les changements apportés au monde allume une lueur d’espoir pour tous et toutes qui luttons pour nous faire entendre.

Séverine Auffret

En 1980, il n’était pas facile d’écrire un livre à partir des mutilations sexuelles féminines. L’article de Claire Brisset, qui rendait compte du colloque de Khartoum sur les “pratiques affectant la santé des femmes et des enfants”, ne m’avait pas seulement éveillée, mais bouleversée. J’ai passé trois ans à tenter de penser cet impensable, d’un point de vue de philosophe. Après plusieurs tentatives éditoriales, j’ai adressé ce manuscrit aux Éditions Des femmes. Nous avions échangé, entre-temps, quelques correspondances, et j’avais publié des articles dans Des femmes en mouvements hebdo. Et je me souviens d’une réunion au Bataclan où, pour la première fois de ma vie, je m’étais entendue parler, dans un micro, du statut “officiel” des femmes dans la philosophie — ce lieu où j’exerçais et, bien entendu, dans les manuels scolaires. (…) Benoîte Groult offrit une préface à mon livre, que Bernard Pivot présenta dans son émission du 14 janvier 1983. Le biffage du rôle des femmes dans l’histoire et dans la philosophie impliquait, lui aussi, une mutilation symbolique. Pourtant, un dramaturge du Vè siècle avant l’Ere commune, Euripide, avait osé prononcer l’imprononçable et mettre en scène un personnage de femme philosophe: la trangressive Mélanippe, fille du roi Eole de Thessalie. Restait à sonder cette “incongruité” d’une nouvelle collection, que les Éditions Des femmes titraient : “La philosophe”. L’accolement du substantif et de l’article féminin relevait encore, en 1987, du… barbarisme. Le même que la municipalité de Paris avait relevé, à l’aube du XIXe siècle, en taxant Maria Deraismes de “philosophe éminent”. Un critique put s’autoriser du titre de cette nouvelle collection pour présenter sous ce terme, dans un quotidien du soir, l’espagnole Maria Zambrano. Jurisprudence nominative ! Depuis, les choses ont un peu évolué. Affaire à suivre…

Françoise Barret-Ducrocq

Octobre 1975 : elle a de longs cheveux noirs, un visage enthousiaste, je revois cette étudiante, ravie d’être allée, sur mes conseils, rue des Saints-Pères dans cette librairie où, “pour une fois”, disait-elle, les livres de femmes étaient à l’honneur. Chaque début d’année, chaque génération d’étudiantes allait faire la même découverte, puis très vite s’habituer, et finalement trouver naturel d’évoluer au milieu de ce concert de voix féminines comme il n’en existait, alors, nulle part en France. Pas une aujourd’hui n’a oublié, j’en suis sûre, la joie qu’elle avait eue à longer les rayonnages, à s’arrêter, à saisir entre ses mains les livres de Sibilla Aleramo, Juliet Mitchell, Lidia Falcòn, Eva Forest, Erin Pizzey, Julia Kristeva, François d’Eaubonne, Simone Benmussa, Angela Davis ou encore ceux de Xavière Gauthier, Sylvia Plath, Chantal Chawaf, Hélène Cixous, Anaïs Nin, Virginia Woolf… Tant de textes, tant de voix aussi. Ah! les beaux moments passés à écouter Fanny Ardant ou Catherine Deneuve faire vivre Balzac ou Sagan! En créant la librairie et la maison d’Édition Des femmes, Antoinette Fouque, la première, a eu l’imagination et la force, de penser une nouvelle manière de prolonger la geste des femmes qui depuis le XIXe siècle luttent contre la discrimination dont elles sont victimes. En même temps qu’il s’agissait pour elle de publier celles qui dans le monde entier combattent leurs droits, elle a réuni en un lieu la preuve tangible de la capacité créatrice des femmes non seulement en littérature mais aussi en peinture, en sculpture, en architecture. Courage de la fondatrice et de celles qui travaillaient à cette entreprise et s’appliquaient à “faire surgir tout ce qui a été interdit, refoulé, occulté” de l’univers féminin. À l’université, le best-seller, c’était Du côté des petites filles d’Elena Gianini Belotti, magistrale analyse du conditionnement social qui, dès leur naissance, forge chez les filles les prétendus caractères de la “féminité”. Malgré les innombrables pages publiées depuis sur le sujet, l’ouvrage n’a rien perdu de sa vigueur et de sa pertinence. Pour évoquer la douce servitude dans laquelle les filles sont tenues, les éditrices avaient choisi, comme couverture de l’ouvrage, un chromo sur lequel trois petites filles vêtues de longues robes de mousseline rose, coiffées d’encombrants chapeaux, jouent sur une vaste pelouse. Le petit groupe forme contraste avec l’espace de liberté derrière lui dont ces enfants ne profitent guère. Tout l’esprit des Éditions Des femmes se trouve là, dans cette description fine d’une réalité navrante d’injustice. Après le point de vue de l’enseignante, celui de la traductrice. Je ne reviendrai pas sur l’importance théorique de Psychanalyse et féminisme de Juliet Mitchell, ni sur celle du livre de Sheila Rowbotham Conscience des femmes, monde de l’homme que j’ai eu le plaisir de traduire de l’anglais pour les éditions Des femmes. Je me contenterai d’évoquer la chaleur et l’intelligence des échanges qui, pendant ce travail, ont prolongé ceux que nous avions amorcés à Oxford, lors de notre premier voyage avec Antoinette, en février 1970 quand, au nom du MLF français, nous étions intervenues à la première assemblée nationale du Women’s Lib.

Shari Benstock

Mon expérience avec les Éditions Des femmes a représenté un des moments les plus importants de mon travail littéraire. Les échanges intellectuels et les engagements avec des écrivains et des critiques français ont été déterminants pour mon propre développement. La maison d’édition, qui a touché tant d’écrivains et de lecteurs, touchera aussi les jeunes générations. Merci pour tout ce que vous avez fait, notamment en donnant une dimension internationale à la communauté des femmes écrivains. Vous nous avez honorées comme collègues et amies.

Elisabeth Bing

Je crois me souvenir que mon excellente relation avec les Éditions Des femmes s’est amorcée par une visite que je fis chez Geneviève Serreau, écrivain, et sœur de la directrice de l’Institut médicopédagogique de Beauvallon dans la Drôme. Je parlai avec elle de mon intention d’écrire le contenu de la démarche d’“Atelier d’Ecriture” que j’ai inaugurée dans les années 1970. Il y avait dans l’IMP un atelier de peinture animé par la sœur de Geneviève. Pourquoi n’y aurait-il pas un atelier d’écriture ?… littéraire ? Tout était à inventer! Le public était un peu houleux, quelque peu écorché, parfois violent. À l’issue de ce parcours avec eux – trois ans de bataille, d’échecs et de réussites –, soutenue que je fus par Simone Monnier, peintre, et directrice de l’Institution, je me proposai de transposer cette recherche vers les adultes. On connaît l’écho de cette découverte qui fut vite reprise par d’autres. (…)

Claudie Cachard

(…) Presque vingt années se sont écoulées, depuis qu’un premier manuscrit gravit l’escalier de la rue de Mézières et fut, sans autre contact préliminaire, déposé aux Éditions Des femmes. Quel pouvait être, alors, le mouvement incitant ma voix intérieure du moment à dépasser ses réserves, pour faire état de convictions l’engageant à ne plus rester limitée aux cercles clos de l’intime ? Elle m’avait, auparavant, invitée à l’écrit, passage et alliance possibles entre mes deux langues maternelles aux prises avec d’inépuisables concurrences… Faufilés dans l’écrit, les accents de l’étrangère, la Hongroise, ont pu y parcourir la française, restreinte aux partages du dehors. La voix intérieure avait déjà obtenu d’autres gains de cause. “Deviens psychiatre et psychanalyste. Décris ce que tu sens et penses. Pense et sens ce que tu écris… Chemine où cela te convient, comme tu es. Au carrefour, entre raisons et déraisons, les existences souffrantes témoignent de singulières pluralités humaines…”

Ce premier livre prenait ses distances avec des logiques psychanalytiques réticentes à de nouvelles orientations de pensée. Il insistait en faveur d’une psychanalyse dont les spécificités consistent précisément à mettre les fantasmes en question et non à confirmer des théorisations devenues intouchables. “Publie moi”, osait donc demander cet ouvrage personnel. Naïvement, il semblait même, alors, ignorer ses proximités avec des questionnements proches poursuivis aux Éditions Des femmes… L’accord fut obtenu, rapide et sans réserves, offrant à L’Autre Histoire la charge – mais n’était-ce pas plutôt la chance, ou encore l’honneur – d’inaugurer en 1986 une collection intitulée “La psychanalyste” dirigée par Antoinette Fouque. En 1989, Les Gardiens du silence continuent ce cheminement critique. (…) Paraître chez les femmes, comme il se disait alors, conciliait voix intérieure et ex / position de questionnements-limites tout en confirmant l’intérêt de recherches concernant les confins du psychisme. (…)

Entre dedans et dehors, entre singulier et pluriel… des entre nous se rencontrent là où des identités en mouvement invitent aux appels des terres d’incertitude.

Des parcours longent leurs lignes de crête et y tracent des chemins. Écrits et publiés, devenus geste de passage, ils se partagent, à livre ouvert.

Mireille Calle Gruber

Don. Des femmes-Antoinette Fouque m’a donné trois auteurs qui n’auront, depuis, cessé de m’accompagner: Assia Djebar, Hélène Cixous, Maria Zambrano. Elle me les donne à donner – à mes proches, amis, écrivains, étudiants, traducteurs, à tous les passeurs de livres aimés. Rassemblant des lectures écrites au fil des parutions, et peu après avoir participé au Collectif Lectures de la différence sexuelle (1994), j’ai ainsi publié ici Photos de racines avec Hélène Cixous, ailleurs Assia Djebar ou La Résistance de l’écriture (Maisonneuve & Larose, 2001), et Du café à l’éternité. Hélène Cixous à l’œuvre (Galilée, 2002). Quant aux ouvrages de Maria Zambrano, qui me frayent sentiers et clairières dans la littérature, j’ai encore dans l’oreille les inflexions de Claude Ollier s’émerveillant de découvrir par ma lecture de ses affinités insues. La chance d’un accueil toujours singulier et pluriel, je l’ai connue : Antoinette avec Marie-Claude, sa jumelle, sa toute autre, qui n’ont pas cessé d’inspirer des femmes, qui continuent de les recevoir dans leur maison. Et je connais aussi la grâce attentive de toutes celles qui veillent à la venue du livre, l’aident à croître, lui font toute la place. Il y a le don de La Bibliothèque des voix qu’Antoinette a, dit-elle, créée pour sa mère, autant dire pour la mise au monde, chaque fois unique, du texte; et c’est bénédiction en vérité qu’elle me donne, aujourd’hui, Jacques Derrida de vive voix. Antoinette Fouque au présent et au mouvement; c’est ainsi que je l’ai toujours vue – c’est-à-dire dans la générosité. Celle, par exemple, qui en 1998 la conduisit à Cerisy, à mon invitation, alors que j’organisais le Colloque Hélène Cixous : elle y fut en témoin, en amitié, en à-venir, elle portait le cadeau d’une réédition de Neutre. C’est ainsi que je la retrouve, parfois, à l’Université, à la faveur d’un jury d’Habilitation ou de Doctorat, elle qui est habilitée à diriger des recherches en Science Politique : Antoinette Fouque dans le présent de la mémoire et du mouvement des femmes. Antoinette Fouque : ce n’est pas elle et c’est plus qu’elle(s).

Madeleine Chapsal

Avant que les Éditions Des femmes soient fondées, écrire “sérieusement” n’était pas accordé aux femmes. Dès que nous pouvions tenir une plume, nous étions en charge de la correspondance – à nous de transmettre les nouvelles au reste de la famille quand internet, le portable n’existaient pas mais que les liens du sang continuaient de s’imposer. Nous étions également affectées aux comptes, de la maison, du commerce familial, aussi à faire répéter leurs devoirs aux enfants, toutes activités qui demandent de l’écriture – une écriture sage et normalisée. Mais pour ce qui est de l’expression littéraire proprement dite, si elle existait chez certaines, elle était vouée au secret, à la clandestinité, réservée non sans danger à la rédaction d’un journal intime… J’en ai couvert des cahiers entiers, prudemment enfouis dans mes tiroirs. Quand survinrent quelques “ovnis”: Sagan, Mallet-Jorris… De jeunes amazones qui dès leur premier essai ont renversé la donne : les femmes aussi pouvaient écrire, être publiées, avoir du succès, choquer, en somme écrire “comme des hommes”. Mais pouvaient-elles écrire “comme des femmes” ? Ce sont les Éditions Des femmes qui nous l’ont révélé. Je me souviens de ma stupéfaction enthousiaste quand j’ai découvert les premiers textes publiés par Antoinette Fouque et son équipe: des fragments de sensibilité, d’émotion, des cris, des aveux, de l’impudeur… Tout ce que j’écrivais dans mon journal et que je croyais non montrable sortait ainsi au grand jour! Tout ce qui jusque-là me paraissait devoir être refusé par n’importe quel éditeur tant je le jugeais moi-même scandaleux et informe – inutile donc de le leur présenter. Rappelons-nous qu’il n’y avait alors que des hommes à la tête des maisons d’édition. Or c’était ces textes mêmes, certains inachevés comme leurs auteurs alors brimées, que les Éditions Des femmes approuvaient, admiraient, encourageaient, imprimaient et tant pis si, au début, elles ne les vendaient guère. Ces audacieuses avaient un but, un objectif qui relevait de la mission : mettre en plein jour l’être féminin dans sa complétude et sa splendeur.

Car écrire et se voir publier est ce qui permet le plus d’accéder à sa propre vérité et à son identité. Afin par la suite de communiquer, partager ce que l’on est avec autrui. Une réalisation d’autant plus puissante que l’entreprise était collective : nous prenions conscience, chacune dans notre coin, que nous n’étions pas seules à oser penser, écrire de la sorte, c’est-à-dire au féminin. Sur les rayons des bibliothèques, à la vitrine des Éditions Des femmes, nous nous découvrions nombreuses à éprouver des sentiments réprouvés, à désirer l’inadmissible, à vouloir ce que nous imaginions être impossible, une autre façon d’exister et d’aimer pour les femmes. Avec l’espoir commun de sortir de la souffrance parfois atroce de la vie étouffée qui nous était imposée par un système qu’on pouvait qualifier de “macho”. C’est ainsi, grâce aux Éditions Des femmes, que beaucoup d’entre nous ont pu se convaincre qu’elles n’étaient pas des folles – mais des écrivains. Le temps a passé. Jamais nous ne remercierons assez ces femmes qui ont consacré la plus grande part de leur vie à ouvrir les prisons dans lesquelles croupissaient encore le cœur, l’esprit et le talent de tant de femmes. Aujourd’hui, lorsqu’elles y sont déterminées, les femmes ont une bien plus grande possibilité de s’affirmer dans tous les domaines. Quoique le combat ne doive pas se relâcher – il prend souvent des formes sournoises –, nous voici en marche accélérée vers la justice, c’est-à- dire vers la parité. Et si nous ne publions pas toutes aux Éditions Des femmes, nous devons toutes savoir à quel point cette entreprise a contribué contre vents et marées à nous permettre d’empoigner l’arme capitale pour la liberté de chacun et de tous : d’évidence, c’est l’écriture. Merci à toutes.

Janine Chasseguet-Smirgel

Un jour de 1986, si mes souvenirs sont nets, j’entrai, rue de Seine, à la Librairie Des femmes. Je souhaitais simplement y flâner. Il y régnait une atmosphère de calme et d’harmonie : des rais de soleil, ce jour-là, venaient éclairer les tables où étaient rangés les livres. J’y vis La Sexualité féminine, Recherches psychanalytiques nouvelles (1964), plusieurs fois réédité, ouvrage dont j’avais eu l’initiative et qui contenait, outre les miennes, les contributions de cinq psychanalystes connus. En achetant un livre de Margarete Mitscherlich, je montrai à l’aimable hôtesse, qui s’occupait de moi, l’ouvrage en question et me présentai. Je crois que c’est à l’issue de cette visite à la Librairie qu’Antoinette Fouque m’invita à faire sa connaissance. J’avais publié, aux États-Unis en 1986, un livre que je voulais appeler Two Trees in the Garden, mais que l’éditeur, pour des raisons de “marketing”, avait intitulé Sexuality and Mind. Les deux arbres (d’après une citation de Thomas Mann) représentaient le père et la mère. Ce que je voulais montrer avait trait à la pensée. J’insistais sur la nécessaire présence, dans notre monde interne, du père et de la mère pour concevoir une idée, une représentation, tout comme est nécessaire le rapprochement sexuel d’un homme et d’une femme pour la conception d’un enfant. Antoinette Fouque me demanda de lui montrer l’édition américaine du livre et décida de lui accorder une place dans la collection “La Psychanalyste” qu’elle dirigeait. Elle souhaita que je fasse une préface à cet ouvrage différente de celle qui figurait dans l’édition américaine. “Situez votre livre par rapport à votre œuvre.” Quand je pense à ces mots, j’éprouve un vif sentiment de reconnaissance. M’avait-on jamais dit que j’avais enfanté une œuvre? À l’étranger, sans doute. En France, jusqu’alors, jamais. Il y avait, dans ces paroles d’Antoinette Fouque, beaucoup de générosité en même temps qu’une approche de l’autre s’apparentant à la maïeutique. Que ce soit dans le domaine de la littérature ou de la psychanalyse ou dans la façon même dont elles sont gérées, les Éditions Des femmes portent la marque d’une individualité singulière et irremplaçable.

Chantal Chawaf

Depuis l’âge de six ans, elle avait écrit, opiniâtrement, elle avait écrit sans savoir, elle avait écrit au hasard, en suivant les mots qui l’emmenaient vers l’inconnu, elle avait écrit pour ne plus sentir qu’elle écrivait, elle avait demandé à l’écriture de se substituer au manque et les phrases avaient pris la consistance de la chair, elle avait demandé à l’écriture d’être une mère, elle avait demandé à l’écriture de la remettre au monde, elle, l’enfant que la mère, tuée dans un bombardement, avait été empêchée de mettre au monde, elle avait remplacé la mère par l’écriture. L’écriture lui promettait : “Écris… et tout reviendra… Tout réexistera. Tu peux compter sur l’écriture pour te sauver.” Elle avait eu l’illusion de vivre comme si elle n’était pas moralement, mentalement, morte à la naissance. Elle avait supplié l’écriture : “Donne-moi la vie”. Car la mère n’avait pas eu le temps de donner la vie à sa fille qui avait dû écrire pour que les taches d’or blond se mettent peu à peu à miroiter, à prendre feu à la lumière des mots où étincelait la mère qu’elle avait presque pu caresser, respirer dans cette traduction de la peau, des cheveux et du corps, dont l’haleine s’exhalait par les mots de l’écriture biologique. L’écriture entendait et répondait. Elle n’avait pas écrit dans le vide, pas écrit pour rien. Elle avait des décennies d’écriture insistante, elle avait vu apparaître enfin la vraie vie, l’écrite, la phrase à sa source. Au bout de l’accumulation, au bout des collections de mots écrits, se recomposait, se révélait la vie qui se cachait. Elle était arrivée au dénouement, à la mise à nu, à mesurer l’acte dérisoire de l’écrivain : arrivée là où il n’y a plus de mots, où cette vie patiemment, désespérément ranimée pendant des années par les mots inventifs, par l’imaginaire revient à n’être plus que ce qu’elle est : un point invisible, impensable. Inimaginable, inaccessible, le point zéro, ce que les mots ne peuvent plus nommer, tellement le sens est loin, tellement il est dans la perte, tellement il est un lieu d’où on n’a plus rien, d’où on ne peut plus rien retirer d’aucun mot, où les mots n’ont plus de sens quand on est parvenu à ce point où, plus on écrit, moins on reçoit de l’écriture la consolation, le simulacre qu’on cherchait, car on se retrouve à des profondeurs où la mère-racine, la langue racine, la langue maternelle, vous enracine si terriblement en elle qu’on n’existe plus que dans l’inexistence de cette vie disparue qui n’est que vide à vif, plus rien d’autre, alors on ose. On ne sépare plus le corps, de l’écriture. Et le mythe se réinvente. Inlassablement, comme il le fait depuis l’aube des Temps, il s’acharne à détruire la destruction. J’écris dans l’effort d’aller “sous le roman”… C’est une expérience du dedans, elle ne m’est pas personnelle, c’est simplement celle de la face cachée de la vie, la vie que notre langue parlée ou écrite nous sert à occulter, à effacer. Je cherche quelque chose de très enfoui, qui ne triche pas, qui ne soit pas dans l’apparence, qui ne joue pas avec la perversion. Est-ce quelque chose qui relèverait d’une langue primitive ? Est-ce organique ? Une langue préverbale ? Le lieu de naissance de notre langue, notre chair, notre corps, ces innervations qui nous rendent réceptifs, cette animalité qui fait de nous des récepteurs ? Est-ce là où j’écris ? Peut-on libérer de l’écriture ce qu’on écrit ? Je cherche la sensibilité de l’écriture, je cherche à faire entendre en direct la pulsation, la vibration, à les conserver dans les mots. C’est du domaine de l’amour. C’est la fusion. Écrire éloigne. J’écris pour rapprocher. Pour que les mots ne soient plus des symboles. Pour qu’ils soient la chair elle-même. Et qu’ils lui viennent en aide. En 1974, je découvrais les Éditions Des femmes. Découverte réciproque car c’est Antoinette Fouque qui m’a publiée pour la première fois. Ce fut un échange profond. J’en ai gardé un souvenir inoubliable. Antoinette Fouque et les Éditions Des femmes en publiant mon premier texte Retable et en m’accueillant dans le groupe Psych et Po me permettaient d’accéder à l’inaltérable liberté d’écrire et de communiquer pour redonner la chair à la vie, d’agir, à ce stade vierge de l’expression, où la langue maternelle et le corps ne font encore qu’un et où, dans l’innocence, les mots, ce langage enraciné dans le féminin, ont la puissance de transformer la conscience et le savoir.

Hélène Cixous

 Arriver… Déjà 1975, et je n’avais jamais entendu sa voix ni parler d’elle, j’étais dans mon chemin de littératures, d’une part professeur à Paris VIII depuis 1968, libre mais enfermée dans la répétition d’une vision universitaire clôturante de la littérature, toujours encore cloisonnée, excluante, nationaliste même, rangée en casiers “littérature française” “littérature anglaise”, etc. et tous ces quartiers du grand corps sectionné, toute cette boucherie louche bâillonnée, surgelée, sans sexe, et moi ramassant les morceaux épars, m’efforçant de remembrer, de rendre au Texte sa mémoire mondiale, sa langue de langues, et sa jouissance, d’autre part, écrivant, ayant avancé dans un territoire hors frontières sous le regard “de jouissance et d’effroi” de Jacques Derrida, bien/veillée par lui seul, libre, publiée par les Grandes Maisons éditoriales, mais seule en vérité, et même paradoxalement encore plus seule d’être à la fois admise et remisée, je cherchais. Je cherchais où me trouver, entière, non pas perdue comme seule de mon espèce, celle de l’être femme en plus d’écrire au plus intime du dehors. En 1974 j’avais déjà fait un pas, un bond presque, dans l’Université, en créant à la hâte le doctorat d’Etudes Féminines. Enfin nous chercheurs en textes nous pourrions poétiser, analyser les traces des différences sexuelles dans les textes sans être mis au piquet. Je parcourais la terre en quête d’écritures prochaines, on peut le dire. Il y en avait si terriblement peu. Déjà 1975. C’est alors qu’elle m’appelle au téléphone. Antoinette Fouque. Cela va très très vite. Je n’avais jamais entendu parler si audacieux, rappeler tous les mots bannis si impérativement, tisser si naturellement la science analytique avec la lecture. Dans l’heure nous parlâmes mythes, figures de femmes de toute éternité, théâtres des persécutions et des survies aujourd’hui tout comme hier. J’étais stupéfaite. Je n’avais jamais imaginé qu’une telle personne existât : une femme de pensée et totalement engagée dans l’action, faisant passer la pensée instantanément sur un front, une force de démascarade inouïe. Elle me demande un texte pour les Éditions Des femmes à l’instant je dis oui. Il ne faut pas croire que j’étais décillée. J’étais émerveillée. Je donne Souffles. J’étais alors au Seuil. J’avais été chez Grasset. Aux Lettres Nouvelles. Il m’a semblé vivre un conte de Chrétien de Troyes. On ne sait rien, on part en quête, on pose les bonnes questions dans les lieux mauvais, là où on pourrait obtenir réponse, on oublie d’interroger, on va on va on n’arrive pas. Tout d’un coup, d’une minute à l’autre on y est. Le lieu existe en réalité, il a un visage, une vie. Et ce lieu n’est pas confiné. Il touche à l’Univers. Tout de suite après la Maison ouvre sur les places et les rues, sur les pays étrangers, sur le propre pays étranger. L’expression des passions est portée par plusieurs voix en même temps, la voix basse et infinie qui coule dans les livres, les voix hautes et entêtées qui reprennent la parole publique à ses ravisseurs. J’ai dit que je n’étais pas décillée. Prendre la mesure du projet de Révolution qui était Antoinette, une intention de changer le monde sans compromis, sans limites, je ne l’ai pas fait alors. Je ne vis pas qu’une toute autre Histoire avait commencé. Et je donnai un autre livre aux éditions Gallimard. Il ne m’était certes pas venu à l’esprit qu’on pouvait appartenir à un mouvement ! Je n’avais même, je crois, jamais analysé ce qu’était un lieu, à quel point le lieu imprime, ajoute, fait œuvre dans l’œuvre, et qu’un livre, sans, la plupart du temps, que l’auteur en soit conscient(e) doit quelque chose de son mouvement, de son rythme, de ses possibilités secrètes, au port, à la maison, à l’horizon vu de la fenêtre de la maison. Une “maison” d’édition agit dans un texte beaucoup plus qu’on n’aime à le penser en général car, sauf exception, c’est du côté de la restriction ou de la douleur que cette action se manifeste. Quelques phrases émues d’Antoinette et soudain je pris conscience. C’est alors que je décidai ce qui était déjà décidé. Les Éditions Des femmes. Elles étaient présentes, fortement incarnées, les femmes Des femmes. Plus tard on pourra les comparer avec ces figures qui donnent à la Révolution française en particulier le charme rare d’une distribution idéale : grands personnages de femmes rayonnant parmi les héros classiques. À cette époque-là elles avaient pour nom leurs prénoms, subterfuge daté, clin d’œil lacanien anti-lacanien au thème du Nom-du-Père. Ces prénoms sont devenus très vite des sur/noms : Marie-Claude, Sylvina, Jacqueline, Florence, Michèle, Jo, Sylviane, Brigitte, Yvette, Claude, Marie, Thérèse, Michelle, et bien d’autres encore. J’imagine un dictionnaire qui les rassemblerait. Au commencement Antoinette. À côté d’Antoinette il y avait Marie-Claude. On ne peut imaginer plus dissemblables en tout sauf l’essentiel : une loyauté absolue, une adhésion au thème vital Des femmes, thème du singulier et thème du pluriel. Les différences dans les semblables. Les passions singulières, issues d’histoires si diverses, mais portées par un même souffle dans une direction sans écart. À côté d’Antoinette il y a toujours Marie-Claude. Que son existence ait été interrompue brutalement n’interrompt pas sa présence. Avoir agi, créé, tenu, donné, lutté, continué, rend ineffaçable. La continuité, l’endurance, le recommencement, le courage, une inflexibilité, à ces vertus partagées par chacune de ces amies de vie s’ajoutent des traits qui relèvent du savoir-vivre raffiné, du plaisir pris au plaisir reçu et donné : le goût du beau, l’élégance, l’idée qu’une maison sans fleurs serait inhabitée, que tous les sens font partie de l’intelligence, et que l’hospitalité vraie n’offre pas seulement l’abri, le toit, la sécurité nécessaire, mais des choses de beauté, une nourriture pour les yeux, tout le non-indispensable qui est encore plus subtilement nécessaire que le strict nécessaire. Dire que j’ai publié trente livres aux Éditions Des femmes c’est dire que j’ai été accueillie d’avance et, avant même de demander, reçue trente fois, toute une vie. Cela dépasse évidemment la publication, l’histoire éditoriale, pour devenir une histoire de création, de grâce dont tous les ressorts et les mystères conjugués restent encore à raconter.

Roger Dadoun

Trentenaire de l’ardente sereine guerre de trente ans, conduite,

ô blanches caravelles,

tous voiles chus,

sur hautains et hardis calicots,

contre cohortes bottées casquées cuirassées,

tenant en embuscade clinquants phallus

d’hargneux cadets pondus hors le ventre toujours fécond de la bête immonde,

la Gorgone fasciste des églises, sectes, intégrismes, pouvoirs, partis,

à tes nus pieds, ô des femmes, je déplie,

voix de mémoire amie,

le poème tapis rouge

(et que viennent donc s’y encorner les mufles minotaures !)

Etrennes de trente années du livre,

trente années tigresses aux griffes de papier

au joyeux au soyeux au rugueux rugissement,

trente glorieuses larguant toute gloriole et tout décorum,

ô des femmes

(…)

Trente années d’œuvres nous vécûmes,

Et ce fut minutes de sable mémorial, broderies de fière écume,

jours ouvragés de parole empoignée

de parole extorquée renouée

de parole étoilée déliée

Arianes mes sœurs, toutes, combien de fils tendîtes-vous

en labyrinthes pareils à des miroirs sans tain ?

Tissage-pénélope de textes qui s’entextent se contextent se détextent,

écritures en navettes qui filent et claquent et s’affolent et s’apaisent,

livrant, gorgées d’ivrèmes, ces pages, ces pages, ces pages,

en étranges nappés japon piqués de pointes et gouffres. (…)

Marie Darrieussecq

Bosnie, début des années 90. Le viol est massivement utilisé comme arme de guerre et d’“épuration ethnique”. À Paris, quelques étudiantes et étudiants se demandent comment agir. Une amie m’emmène aux Éditions Des femmes, il s’y tient une réunion. Pour dire la vérité, je ne me rappelle pas grand chose de notre “action” pleine de bonne volonté. Je me souviens surtout d’Antoinette Fouque, et du fait que ce jour-là, quelques cases de mon cerveau se sont réagencées. Je suis sortie des Éditions Des femmes en me posant davantage de questions sur le féminin que sur la guerre qui ravageait alors la Bosnie, mais peut- être était-ce justement un bon début. Habituée à penser au masculin par mes études, mon éducation familiale et ma langue, je découvrais tout à coup que mon cerveau, peut-être, était sexué. Aujourd’hui je ne sais toujours pas si je “pense femme” ou si je “pense neutre”, mais je sais que j’écris, entre autres, pour dire le féminin dans une langue qui l’annule. Antoinette m’a fait prendre conscience qu’il suffit d’un chien pour masculiniser une phrase où il n’y a que des femmes : les millions de Françaises et le chien sont soumis à une grammaire masculine, que l’on se plaît à dire neutre. Changer la langue, c’est un travail d’écrivain – ou d’écrivaine, comme vous voudrez. Il y a eu pour moi une certaine logique, et de la joie, à voir un de mes textes publié “aux femmes”.

Claude Delay

Ce qui m’a frappée en elle, au premier abord, c’est son regard, attentif. Antoinette se déplace avec l’inconscient. Et elle va à toute allure. Pas une piste ne lui échappe. Je lui ai confié mon manuscrit. C’est le pouvoir de son magnétisme, à l’écoute immédiate des forces et des êtres. Dans le désert de l’édition, entre les standards et l’indifférence, j’avais rencontré une femme, une sœur des mots et des pulsions qui font écrire. Je ne l’oublierai jamais. (…)

Chahdortt Djavann

Lorsque les Éditions Des femmes m’ont proposé de faire un CD de Bas les Voiles ! et d’en lire moi-même le texte, j’ai été à la fois émue et inquiète. Emue d’une invitation qui était un geste de reconnaissance et de sympathie. Inquiète, parce que je n’étais pas sûre de réussir cet exercice dont je n’avais pas l’expérience. Je ne savais pas poser ma voix. L’émotion précipite mon débit. J’avais conscience, en outre, de mon accent étranger. Je me disais que personne ne me comprendrait et que, de toute manière, je n’arriverais pas au bout de ma tentative. En même temps, l’idée me séduisait, lire moi-même les mots et les phrases que j’avais écrits dans ma protestation solitaire. Il y avait une grande délicatesse dans la proposition des Éditions Des femmes de m’inviter ainsi à faire entendre ma voix. L’expérience ne m’a pas déçue. La lecture de son propre texte est une épreuve étrange et enrichissante. Se lire à haute voix, c’est à la fois se mettre à distance et se retrouver, s’obliger à écouter et à entendre, à retrouver les mots conçus dans le silence. Ce n’est pas simplement se relire, c’est prendre conscience soudain de l’impact que le texte aura peut-être. Imaginer furtivement ce que d’autres pourront entendre. Si écrire, c’est donner naissance à une idée, à une pensée, à des sentiments, à des émotions, à des convictions…, enregistrer la lecture d’un texte, c’est essayer par un effort très profondément corporel de faire entendre la voix de chaque idée, de chaque phrase, de chaque mot. Au cours de ma lecture à haute voix, j’ai été encouragée par la présence bienveillante de Michelle Muller, qui de temps en temps, non sans un fou rire, corrigeait ma prononciation de tel ou tel mot. J’avais par exemple, à cause de mon accent, beaucoup de mal à prononcer correctement le mot “dehors”. Le soutien sans condition d’Antoinette Fouque, au moment de la sortie d eBas les Voiles!, a été très précieux pour moi. J’ai senti que mon témoignage et mes analyses pouvaient parler à d’autres, à beaucoup d’autres femmes occidentales qui n’avaient pas connu la répression islamiste. Antoinette Fouque a su m’exprimer une compréhension intellectuelle et une solidarité sans failles qui constituaient un engagement immédiat, sans conditions et sans réserves. La confiance qu’elle a su m’inspirer m’a donné confiance en moi. Elle m’a aidée en me faisant comprendre que je pouvais compter sur elle. Expérience rare.

Phan Huy Duong

 C’était la fin des années quatre-vingts. Pour le public français, Vietnam, ce n’était que le nom d’une guerre, pas celui d’une culture, encore moins celui d’une littérature. Depuis des décennies, aucun roman vietnamien n’avait été publié en France. En 1986, le peuple crevait de faim et de silence. Le naufrage culturel était largement entamé. Mais sans doute pour servir de pion dans d’obscures luttes de clans pour la mainmise sur le pouvoir, dans le style des Cent Fleurs, il entrouvrit une petite fenêtre à la liberté de critique et de création dans le domaine culturel. (…) D’un seul coup surgit une flopée d’écrivains de talent. Deux étaient des romancières, Duong Thu Huong, Pham Thi Hoài. (…) J’envoyai La Messagère de cristal de Pham Thi Hoài à quelques maisons d’éditions de la place de Paris. L’attente fut longue, les résultats décourageants. J’allais planquer l’ouvrage dans un tiroir quand un ami me suggéra de l’envoyer aux Éditions Des femmes. Je connaissais la maison de réputation. J’avais aimé des œuvres qu’elle avait publiées et que j’avais glanées au cours de mes errances littéraires. L’idée était judicieuse. Je la suivis. La vitesse de réaction des Éditions Des femmes m’a surpris. Un coup de téléphone et, deux heures après, une confirmation : elles publieront le roman. (…) Ce fut pour moi le début d’une aventure.

Puis ce fut Les Paradis aveugles de Duong Thu Huong. J’étais en train de traduire son Roman sans titre quand elle a été arrêtée. Nous avons travaillé d’arrache-pied pour le sortir au plus vite. Rien ne protège mieux un écrivain que son œuvre quand cette œuvre est reconnue, aimée. En même temps, des femmes alertaient l’opinion, organisaient des conférences de presse, défendait Duong Thu Huong, Taslima Nasreen, Aung San Suu Kyi… (…) Je garde de ces années la mémoire de jours heureux. Il y avait l’urgence de l’action dans le plaisir de lire et le désir d’écrire. Aujourd’hui, arrivé presque au bout du voyage évanescent qu’il m’a été donné de faire en ce monde, en cette humanité, je me dis que j’ai eu beaucoup de chance. La chance d’avoir aimé des œuvres, de les avoir traduites, de les avoir partagées avec autrui. Je la dois aux livres de mon enfance, aux œuvres des écrivains vietnamiens qui m’ont attiré dans ce beau guêpier, aux Éditions Des femmes qui ont osé publier deux romancières vietnamiennes totalement inconnues et traduites par un néophyte. Cela m’a ouvert un champ d’action, un avenir auquel je n’avais jamais pensé auparavant. Malgré tout, la vie humaine n’est pas un éternel retour. Malgré tout, il y a un à-venir. En forme de mots ? Oui. Et c’est tant mieux. Je voudrais les en remercier ici.

Françoise d’Eaubonne

1975 : la contestation battait son plein, le féminisme s’imposait, je publiais Les Femmes avant Le Patriarcat, chez Payot. Un ami me dit : “Les Éditions Des femmes sont en train de devenir les reines de l’édition !” Je résolus de leur soumettre un petit travail qui était ma récréation de militance et de recherches : un conte philosophique sous forme de science-fiction féministe. Ce fut Le Satellite de l’Amande. J’ai publié ailleurs la suite, bien plus volumineuse, avec une couverture de Roland Topor (nostalgie). Mon Satellite appartient à la galerie de mes meilleurs souvenirs : la collaboration avec les Éditions Des femmes.

Lidia Falcon

La rencontre avec les Éditions Des femmes me fit l’effet d’un rayon de lumière dans la noirceur du puits sans fond dans lequel j’étais plongée. La nouvelle que mes consœurs féministes françaises voulaient publier mon livre Cartas a une Idiota Espagnola est arrivée à la prison de Yeserias à Madrid où un infâme procès me tenait enfermée. La solidarité m’a atteinte comme une chaude brise, comme des bras aimants qui m’étreignaient, comme une douce voix qui me murmurait “Tu n’es pas seule, ne te soumets pas ! Nous sommes nombreuses à te soutenir, nous t’aimons toutes et nous t’aiderons.” Les lettres que m’adressait la traductrice et les nouvelles de l’impression m’aidaient à respirer et à supporter cet état de non-vie dans lequel je me trouvais, jusqu’au jour où – miracle – j’ai reçu le livre imprimé. Il existait ! Une récompense après tout ce chemin parcouru. Et cela grâce à mes amies des Éditions Des femmes. Ensuite, Enfers a été publié : ma terrible expérience des prisons. Je dois aux Éditions Des femmes la joie de renaître, la rencontre avec d’autre femmes, exquises, douces, intelligentes qui, de plus, ont fait preuve d’une tendresse que seul le féminin peut donner. Aujourd’hui, trente ans plus tard, ce que j’apprécie le plus, c’est que ces éditions existent toujours. Elles continuent à travailler pour la solidarité Des femmes envers tous les opprimés du monde. Etendant leur message d’amour et de fraternité, soutenant toutes les nobles causes, elles ont réalisé un travail qui ne tombera jamais dans l’oubli. Grâce à leur générosité, à leur dévouement et leurs efforts, nous avons grandi dans la bonté, dans l’espérance, dans l’avenir. Antoinette Fouque et les Éditions Des femmes, la Librairie Des femmes, ont créé une véritable solidarité. Le monde est aujourd’hui meilleur. Merci consœurs de l’âme, compagnes. Avec tout mon amour et reconnaissance pour toujours.

Eva Forest

 Quand en 1974, totalement enfermée dans une cellule d’isolement d’une prison franquiste, la nouvelle de votre solidarité m’est arrivée par des chemins clandestins, ce fut comme si le soleil était entré dans le cachot et comme si une énergie puissante me donnait des forces pour continuer à vivre. Je n’ai jamais oublié ce moment. Et je n’ai jamais su vous l’exprimer. Des femmes fut ensuite ma maison d’édition, mais elle fut toujours plus que mon éditrice, elle fut une main tendue qui me transmettait la chaleur de milliers de femmes qui dans le monde se mobilisaient pour une cause juste, non pas ma cause, mais la cause commune qui nous faisait lutter pour un monde meilleur et plus libre. Aujourd’hui, tant d’années plus tard, des choses terribles continuent à avoir lieu dans le monde, j’ai vécu de très près l’agression génocidaire de l’Irak, la violence sous forme de tortures qui se pratiquent dans mon pays, et je sais que la lutte est longue et que nous n’en verrons pas la fin. Mais nous ne comptons pas, ce qui est important c’est qu’un jour se réalise le désir tant désiré. Je dois vous confesser que quand je regarde en arrière et que je vois le ciel sous lequel je me suis déplacée au fil des années, vous êtes un point lumineux, un souvenir magnifique, une des choses prodigieuses qui m’est arrivée, qui encouragent les espérances jamais perdues.

Elena Gianini Belotti

 C’est en 1974 que les Éditions Des femmes fondées depuis peu, ont traduit mon livre Dalla parte delle bambine, sorti en Italie l’année précédente. Simone de Beauvoir, dans un article élogieux paru dans Le Monde l’avait défini comme un “terrible petit livre”. Je lui étais infiniment redevable: des années auparavant, son Deuxième sexe et son affirmation lapidaire, “on ne naît pas femme, on le devient”, m’avaient éclairée sur les multiples façons qu’a notre société d’obtenir la subordination et l’infériorisation du sexe féminin. C’est de ce texte que j’étais partie pour analyser dans le détail, de façon empirique et dans la vie quotidienne, comment est fabriqué le destin d’une petite fille avant même sa naissance. (…)

Les années soixante-dix ont été la saison glorieuse du féminisme, et la floraison de maisons d’édition de femmes qui en est sortie a représenté un phénomène retentissant. Finalement la pensée autonome des femmes sur elles-mêmes – que l’édition traditionnelle refusait à cause de ses sujets “scandaleux” et des risques économiques qu’elle craignait par voie de conséquence – trouvait une voix pour s’exprimer et un espace de publication et de lecture. Il fallait un grand courage personnel et un grand esprit d’entreprise pour fonder ces maisons d’édition. (…)

Benoîte Groult

En France, contrairement à la Scandinavie et aux pays anglo-saxons, nous n’avons jamais eu de clubs de femmes, de lieux de rencontre où nous sentir à l’aise, écoutées, comprises, appréciées, sans crainte du regard de l’Autre.

Pour moi, les Éditions Des femmes ont constitué beaucoup plus qu’une maison d’édition, même si elles ont publié des livres remarquables qui n’auraient trouvé place nulle part ailleurs dans ces années-là : Hélène Cixous, Nicole Ward Jouve, Victoria Thérame, Chantal Chawaf, Adela Turin, tant d’autres.

Sous l’impulsion d’Antoinette, elles ont fait entendre toutes ces voix nouvelles, tous ces témoignages que personne ne se souciait d’écouter parce qu’ils émanaient de femmes, de poètes, d’écrivaines, qui jusqu’en soixante-dix faisaient partie de ce que Freud appelait “le continent noir”, le monde du silence.

Dans leur Librairie de la rue de Seine, j’allais souvent pour le plaisir de me sentir “en famille”. Entourées de livres dont quelques-uns étaient des chefs-d’œuvre, on puisait confiance en soi et rassurance.

Ce dont nous avions le plus besoin dans les années soixante-dix.

Claudine Herrmann

Lorsque, dans le cours des années soixante-dix, je suis revenue des États-Unis avec un manuscrit de critique féministe, chose nouvelle à cette époque, les éditeurs à qui je le montrai le refusèrent, non pas avec la lettre polie qui accompagne généralement un refus, mais avec violence et parfois des insultes. Seules les Éditions Des femmes l’acceptèrent en deux jours et le publièrent aussitôt.

Elles publièrent aussi un grand nombre de livres écrits par des femmes ou qui parlaient de la vie des femmes, enfin, elles ouvrirent une brèche qui permit d’entrevoir le monde des femmes, ce grand domaine silencieux et ignoré. La directrice des Éditions Des femmes était Antoinette Fouque.

Après cette première publication, nous avons décidé de rééditer un certain nombre d’ouvrages du passé qui étaient tombés dans l’oubli. Par exemple Corinne, le célèbre livre de Madame de Staël, épuisé depuis longtemps malgré les efforts de Simone Balayé, la savante présidente de la Société staëlienne; il en allait de même de Delphine et des livres de Madame de Charrière dont nous avons édité Caliste, ce qui a donné à d’autres éditeurs l’idée de publier l’ensemble de son œuvre. L’œuvre de la duchesse de Duras qui avait été, de son temps, extrêmement connue et traduite en plusieurs langues, était épuisée depuis plus d’un siècle. Nous avons publié Ourika, qui traite non seulement de la question des femmes mais aussi du problème des Noirs. (…)

De Madame de La Fayette, pourtant toujours en librairie grâce à La Princesse de Clèves (dont certains critiques, ne pouvant nier la qualité littéraire, prétendaient que l’auteur était un homme), L’Histoire de Madame Henriette d’Angleterre, premier reportage jamais écrit, restait épuisé depuis des décades. Nous l’avons édité.

La Librairie Des femmes ne s’est pas contentée de reprendre d’anciens écrits, elle a tenté, avec Hélène Cixous en particulier, de chercher s’il existait un langage propre aux femmes, publié des poétesses, des romancières, des traductions de livres étrangers, enfin, proposé des cassettes de textes de femmes lues par des actrices. À part cela, elle a soutenu des femmes en difficulté et surtout imposé la notion qu’en bien des domaines, familiaux et professionnels, les femmes subissaient de considérables injustices.

Maria Teresa Horta

 Publier aux Éditions Des femmes pour moi a été un plaisir très spécial, un défi de créativité au féminin. Une façon d’être plus proche des femmes françaises, tout en restant auteure portugaise, et toujours féministe.

Publier aux Éditions Des femmes c’est pour moi un vrai honneur.

Isabelle Huppert

Nathalie Sarraute disait qu’il n’y avait pas de littérature de femmes. Intrinsèquement, elle avait raison. Mais cette parole, pour autant indifférenciée qu’elle fût, il fallait la (leur) donner (aux femmes). C’est ce à quoi Antoinette Fouque s’est employée, inlassablement depuis la création des Éditions Des femmes. Non pas pour les cantonner dans un espace clos, vite devenu muet, si les Éditions Des femmes n’étaient cette fenêtre ouverte sur le monde, vers tous les horizons stylistiques et géographiques. Les Éditions Des femmes, c’est une parole pour toutes et pour tous. Puissent-elles vivre encore longtemps…

Charles Juliet

Ce sont des heures inoubliables que nous devons à ces livres qui s’emparent de nous avec une douce violence, qui nous tirent hors du temps, nous laissent à la fin éperdus de bonheur et de gratitude. J’ai vécu de telles heures lorsque j’ai découvert Aubes et Crépuscules, l’autobiographie de Louise Nevelson, une femme fascinante.

Au long de ces pages, elle parle de son enfance, de la conviction qu’elle a eue très tôt d’être une artiste, de sa passion pour l’art, de son acharnement au travail, des longues et difficiles années qu’elle a traversées avant de savoir qu’enfin son temps était venu — le temps de s’accomplir, de concrétiser ce qu’elle portait en elle, d’engendrer l’oeuvre que nous connaissons. Un livre qui est affirmation de vie et qui communique confiance, ferveur, énergie. Avec un retard considérable, j’adresse un chaleureux merci aux Éditions Des femmes grâce auxquelles j’ai pu rencontrer une artiste qui m’est chère.

Denise Le Dantec

C’est avec joie et reconnaissance que je remercie les Éditions Des femmes représentées par la personne d’Antoinette Fouque.

On était à la fin de janvier 1974. J’étais malade. Un soir, j’ai reçu un coup de téléphone d’Antoinette que je ne connaissais pas. Elle m’a dit : “Je sais que tu es écrivain. Je vais t’envoyer quelqu’un qui te montrera les livres que nous avons publiés. Tu lui donneras tes textes, et je les lirai dans la nuit. Je t’appellerai demain à midi.”

Un peu éberluée, je cherchais mes textes. À minuit est arrivée une jeune fille qui portait une corbeille emplie de livres. Je lui ai remis des pages de mon travail. Le lendemain, à midi, Antoinette m’appelait, me félicitait, me faisait parvenir immédiatement un chèque de 10 000 francs.

Ainsi est né Le Jour – mon deuxième livre.

À partir de ce temps-là, je me suis sentie autorisée à écrire au féminin. Ce fut une libération littéraire profonde. Plus tard, je publiai Suite pour une enfance. Entre-temps j’avais reçu la reconnaissance d’autres écrivains, d’éditeurs, et de critiques. Désormais je pouvais écrire et publier à ma façon – librement.

Catharine MacKinnon

Après un quart de siècle d’écriture, mon premier livre en français est Le féminisme irréductible, publié en 2005 par les Éditions Des femmes.

Parmi mes travaux figurent entre autres, Sexual Harassment of Working Women, qui conceptualise le harcèlement sexuel en tant que discrimination fondée sur le sexe (Yale, 1979); Toward a Feminist Theory of the State, qui fonde une philosophie et une doctrine pour le féminisme, basées sur la sexualité en tant que construction sociale (Harvard, 1989); Only Words (Harvard, 1993), qui soutient que la pornographie promeut activement l’inégalité et viole les droits humains ; In Harm’s Way : The Pornography Civil Rights Hearings (avec Andrea Dworkin), qui présente des témoignages publics attestant des dommages causés parla pornographie; et tout récemment, Women’s Lives, Men’s Laws (Harvard, 2005), réunissant une sélection d’articles et de communications depuis 1980, qui élaborent une théorie positive du droit axée sur l’égalité des sexes. Des études bibliométriques récentes placent mes ouvrages au cinquième rang des travaux juridiques rédigés en anglais les plus cités. Une grande partie d’entre eux peuvent être lus en espagnol, en japonais, en allemand et même en letton ou en hongrois. Jusqu’à ce jour, pratiquement aucun d’eux n’était disponible en français.

Au milieu des années 90, un éditeur français m’a déclaré que les Français “ne s’intéressaient pas” aux sujets que je traitais, en particulier les abus sexuels, ajoutant: “Et votre langue est tellement violente!“ (Il défendait la pornographie en tant que “littérature” et “jouissance”.) J’ai été choquée de trouver les œuvres complètes de Freud et de Lacan dans une librairie de femmes, mais pas une ligne d’Andrea Dworkin ou de Diana E.H. Russell. De surcroît, critiques et détracteurs semblaient toujours trouver un éditeur prêt à publier leurs présentations inexactes, leurs falsifications et leurs contrevérités concernant mes activités et mes opinions. On s’empressait de traduire en français les attaques dont je faisais l’objet pour les mettre en avant et les citer abondamment. Le monde francophone pouvait lire ce qui prétendait rendre compte de l’ensemble de mon œuvre et de ma personne, alors qu’il ne pouvait tout simplement pas me lire.

Antoinette Fouque a brisé le mur du silence en me donnant une voix en français. Qui plus est, elle a eu l’intégrité et la patience vigilante de faire en sorte que la traduction rende la vérité du texte de sorte que sa voix soit essentiellement la mienne. (…)

Sa clairvoyance qui a fait prévaloir la qualité sur la rapidité, son respect du texte et l’attention portée par sa formidable équipe de traduction à l’exactitude et aux nuances, sont tout ce qu’un auteur pouvait souhaiter. L’intrépide Catherine Albertini, avec l’aide d’Emily Blake, a enclenché le processus. L’inspirée Michèle Idels, qui n’a jamais capitulé ni traité la moindre tournure de phrase comme indigne d’attention, l’a mené vaillamment à son terme. Consciente que l’intégralité de ce qui est écrit dans une langue ne saurait être exprimé dans une autre, ces femmes miraculeuses se sont attachées à s’en approcher le plus possible. Chacune d’entre elles a mon éternelle gratitude pour ce que les Éditions Des femmes ont donné aux femmes, et pour ma renaissance en France en tant qu’auteur.

 Tatiana Mamonova

Quand, avec mes amies de Léningrad, j’ai fait le samizdat Femmes et Russie, je n’ai jamais pensé créer un tel événement. Constituer un groupe de femmes en Russie, était tout simplement pour moi une nécessité. Il fallait que nous exprimions la vérité de nos expériences dans la famille, dans la maternité, et plus généralement, dans la société soviétique.

Nous voulions tout simplement une publication pour les femmes russes, sans formules officielles, où être nous-mêmes. C’est pourquoi j’ai été très surprise que le KGB y prête une telle attention. Rédactrice en chef de cet Almanach clandestin, je suis devenue leur cible et inquiétée pour ma poésie, qui est ma vocation première.

Mais nous n’avons pas suscité que des réactions négatives. Des journalistes du monde entier ont commencé à me contacter. L’arrivée à Léningrad des Éditions Des femmes durant le froid hiver 1979, restera toujours dans ma mémoire. Françoise et Anne sont arrivées, enthousiastes, et j’ai signé un contrat pour la traduction de l’Almanach Femmes et Russie en français. Puis Michèle Idels m’a appelée depuis Paris, en russe, pour prendre de mes nouvelles et témoigner de la solidarité qui s’organisait, puis plus tard est venue elle aussi à Saint Pétersbourg. C’était un temps révolutionnaire : heureux et troublé en même temps. J’avais partagé entre nous toutes l’avance qui m’avait été faite pour la publication. Mais la situation est devenue dangereuse et j’ai senti que la Sibérie n’était pas loin pour moi. La campagne lancée par Antoinette Fouque, au nom des éditions et du MLF (Mouvement de libération des femmes), à travers l’Hebdo Des femmes en mouvements, et les deux mille signatures de l’Appel international qu’elle a rassemblées et fait publier dans Le Monde, m’ont sauvé la vie à ce moment et j’ai été expulsée d’Union Soviétique en 1980 avec mon mari Gennady et notre jeune fils, Philippe.

Quand j’ai vu Michèle, Françoise et Anne avec un grand bouquet de fleurs à l’aéroport de Vienne, j’ai su que ma vie avait pris un tournant vers l’inconnu et le foisonnement. Les Éditions Des femmes n’ont cessé de m’aider, de Vienne à Paris où elles m’ont invitée et accueillie avec ma famille. J’ai pu de là parcourir le monde, faire des conférences et des expositions, puis je suis partie aux États-Unis travailler à l’Université de Harvard. Mon Almanach est devenu une publication internationale : Femme et Terre. Par gratitude pour la belle France, la culture française et mes amies à Paris, j’ai publié un livre Succès d’estime en russe, anglais et français.

Je suis toujours “apatride” et j’espère recevoir un jour un passeport de citoyenne du monde.

Jacqueline Merville

(…) Je me souviens de ma rencontre avec Antoinette Fouque lorsqu’elle m’avait donné rendez-vous à propos de mon premier manuscrit La Ville du non, posté quelques semaines auparavant du ghetto de Vaulx-en-Velin où j’habitais. (…) Je me souviens d’avoir participé à quelques fêtes du livre où au stand Des femmes soufflait comme un vent nouveau, radical, promesse d’une langue et d’une écriture nouvelles, celle qui donnerait à lire ce qu’on ne veut pas lire.

Les Éditions Des femmes n’ont pas été une simple maison d’édition, c’était plus.

Je salue ce soir, dans ce cyber café où les mantras et les ventilateurs font un raga lent et tranquille, ce temps de vraie respiration de l’histoire occidentale où la chose littéraire n’avait pas encore la tête enfouie dans le seau, le seau puant de la loi du profit bien-pensant. Je salue les Éditions Des femmes parce qu’elles ont participé à cette vraie respiration, à cette tentative d’avant-garde de l’être… Je me souviens des beaux livres Des femmes, ces couvertures blanches, blancheur des fleurs du sel, pour tracer le chemin de ce qui viendra dans longtemps ou jamais : le droit d’être LUES.

Nata Minor

Cette lettre, publiée il y a bien une vingtaine d’années par les Éditions Des femmes, fut postée un soir vers cinq heures en deux exemplaires. L’une des lettres était blanche et partait vers une destination inconnue. L’autre, écrite bleu sur blanc, en était la traduction approximative. Je l’envoyai aux éditions à Antoinette.

Pourquoi Antoinette ? Je la connaissais peu, mais ce que je savais d’elle suffisait à me donner confiance. Je savais que même si elle ne la publiait pas elle saurait traduire une telle traduction. Que pour elle serait lisible, acceptable, tout cet informulé, ce texte intérieur qui se trame à bas bruit et surgit soudain à travers des mots, toujours inadéquats, mais dont la rumeur, le rythme, l’air qu’ils déplacent permettent de se rapprocher, peu ou prou, de l’inscription intime, de l’apaiser, d’en parer les effets dévastateurs.

Lettre au voyageur était mon second livre. Antoinette en fut la première lectrice, son accueil, la publication qu’en firent les Éditions Des femmes, m’ont certainement aidée, encouragée à continuer.

Juliet Mitchell

Quand je repense à mes premières rencontres avec Psychanalyse et Politique et les Éditions Des femmes, c’est comme si je me plongeais dans les brumes de temps étranges où je vois briller des points lumineux. En février 1970, des femmes sont venues de Paris à l’un de nos ateliers du Women’s Liberation de Londres. Nous avons discuté. Début 73, c’est moi qui suis venue à Paris avec Rose Delmar pour participer à un séminaire d’Antoinette autour d’une lecture critique de Lacan. J’étais très admirative. Je me souviens encore bien de ce dont nous avons parlé, des visages et des corps, mais j’ai oublié les noms des femmes du groupe. C’est à ce moment-là que nous avons entendu parler du projet de la maison d’Édition Des femmes. J’ai écrit une introduction à Psychanalyse et féminisme que je venais de terminer. J’espérais que celle-ci pourrait rendre compte de ce que se devaient mutuellement des femmes qui travaillaient au même moment sur les mêmes questions. C’était cela aussi la sororité.

Je suis très fière d’avoir été publiée par les Éditions Des femmes, et vraiment ravie et impressionnée de pouvoir célébrer leur trentième anniversaire. C’est un extraordinaire accomplissement.

Félicitations et merci!

Adele Nunziante Cesaro et Fausta Ferraro

Notre rencontre avec les Éditions Des femmes s’est réalisée au cours des années quatre-vingt-dix, par l’entremise de notre ami et collègue René Kaes, qui avait lu notre ouvrage sur la grossesse et la maternité, Lo spazio cavo e il corpo saturato. (Angeli, Milan, 1985). Il l’avait signalé à Antoinette Fouque, psychanalyste qui travaillait sur les thèmes de la féminité – expression d’une pensée psychanalytique française, critique mais fortement ancrée dans la psychanalyse classique, en antagonisme avec les tendances émergentes dans les milieux de la psychanalyse aux États-Unis – et qui dirigeait cette maison d’édition.

Les Éditions Des femmes constituaient pour nous un contexte d’élection ; elles avaient entre autres publié, deux ans seulement auparavant, le volume de Janine Chasseguet-Smirgel, Les Deux Arbres du jardin, essais psychanalytiques sur le rôle du père et de la mère dans la psyché. L’engagement d’Antoinette Fouque et ses écrits révélaient d’ailleurs une rare convergence de parcours intellectuels relatifs à un enjeu crucial – pour que demeure identifiable la spécificité de l’inconscient – tout en menant un combat féminin non dogmatique mais toujours prêt à s’interroger. (…)

Nous exprimons enfin notre vive gratitude à Antoinette Fouque pour avoir accueilli notre ouvrage, notre propos, aux Éditions Des femmes, lui permettant ainsi de trouver en France une plus large résonance.

Yolande Papetti-Tisseron

En l’an 2005 il existera encore des fourmis travailleuses, des cigales friandes et chanteuses de divers plaisirs.

Mais un “roc “ est là, souvent loin de Paris : Antoinette Fouque. Toujours très intègre, me semble-t-il, pour ses choix. Telle une abeille, elle gère sa jeune et petite équipe : l’une fait ceci, l’autre fait cela, la troisième d’autres choses. Une activité de femmes mais… Lorsque je suis présente – contente – dans ce lieu, je m’amuse sérieusement.

Ne serait-ce pas la grande glycine violette dans la cour, une beauté présente. Bref cette atmosphère m’a conduite à quitter d’autres éditeurs “douteux” ou pervers peut-être et je suis revenue aux Éditions Des femmes.

Le nouveau look des livres avec une forme de liberté et beaucoup d’esthétisme m’ont séduite à nouveau.

Alors telle une souris je me suis glissée dans ce gruyère pour y trouver les trous d’autres idées. Le psychisme vole tel un cerf-volant avec le corps. Jacques Derrida, Françoise Sagan sont venus me faire un léger clin d’œil… Personnellement, je ne peux qu’apprécier la ponctualité, la présence et l’éthique de cette “maison” que sont les Éditions Des femmes, sinon je n’écrirais pas ce que je dis. (…)

Nelida Piñon

J’ai été surprise lorsque Antoinette m’a annoncé qu’elle viendrait spécialement à Rio de Janeiro pour faire ma connaissance. Elle est entrée chez moi et j’ai aussitôt compris que son regard embrassait une vaste perspective historique, que rien ne lui échappait. Elle a immédiatement découvert des analogies entre cette lointaine Europe qu’elle incarnait en ce mois de décembre ensoleillé, et ce pays jeune, agité, inconnu, qui s’appelle le Brésil. (…)

Notre conversation, entrecoupée de francs éclats de rire et d’appétissantes friandises, ne fut pas strictement littéraire, elle ne porta pas seulement sur mes possibilités créatrices, sur le sort que sa maison d’édition pourrait faire à mes livres, s’ils étaient un jour traduits en français. Antoinette voulait surtout savoir comment la littérature, dont je proclamais depuis des années qu’elle constituait l’essentiel de mon quotidien, s’élaborait dans mon âme, dans mon corps. Quelles étaient, enfin, mes positions envers mon époque, ma condition de femme, de Brésilienne, née dans un continent lointain, inconnu, qui tantôt empruntait le masque de la joie, tantôt se livrait à de pénibles grimaces.

Je ne me souviens plus précisément du détail de nos riches échanges, car les heures s’écoulaient rapidement. Mais je sais que j’ai souhaité lui parler en portugais, l’unique langue qui parle pour moi. Je voulais m’exposer, lui exposer longuement, sincèrement, combien je l’admirais, sans que mes paroles puissent être prises pour une basse flatterie. Lui confier que je considérais sa maison d’édition, qui privilégiait la femme, comme une maison d’édition originale, transgressive, courageuse, qui tentait une expérience dépassant la simple culture. Pour ceux qui analyseraient objectivement les données de notre époque, cette maison s’était assigné une tâche historique, anthropologique même. Les Éditions Des femmes, guidées par son intelligence brillante, cherchaient à approcher la mémoire archaïque de la femme, à révéler où celle-ci en était lorsque l’humanité faisait ses premiers pas. Sa maison d’édition prétendait recueillir les vestiges d’une histoire fragmentée, toujours racontée à moitié. Par ce formidable effort, elle souhaitait élargir le temps, l’espace, la langue, les mystérieuses instances du psychisme féminin.

Le projet initial de cette maison d’édition, devenu depuis réalité, avait impressionné la Brésilienne que je suis, grande voyageuse qui se déplaçait d’un pays à un autre, agrandissant son cœur en partageant la vie d’autres peuples. J’avais immédiatement saisi l’importance de ce projet pour la femme contemporaine qui émergeait sous les yeux d’un monde hostile, opposé à son idéal.

Au bout de tant d’années, nous pouvons aujourd’hui reconnaître en Antoinette Fouque un courage exemplaire, une vision lucide qui a triomphé des barrières et des obstacles au cours de ces premières années comme pendant les suivantes ; et chaque fois que je pense à son travail, ou que je me rappelle nos rencontres à Paris, sa générosité, son élégance, son esprit magnanime digne de la Renaissance, je me sens véritablement émue.

Où que je me trouve, je garde en mémoire ses gestes, ses mots, sa quête qui révèlent un talent admirable, un esprit de haut vol, quelqu’un que je révère et que j’évoque maintenant avec émotion et gratitude.

Marie-France Pisier

Il y a vingt ans environ, tu me demandais, chère Antoinette, d’enregistrer pour les Éditions Des femmes mon livre Le Bal du gouverneur. J’ai dit oui.

Aujourd’hui, je t’ai demandé d’enregistrer, toujours dans la Bibliothèque des voix, la pièce Chère Maître que je viens de jouer au théâtre de la Gaité, et qui parle de la longue amitié entre Sand et Flaubert, interprété par Thierry Fortineau. Tu as dit oui.

Entre-temps des textes plus militants.

Comme c’est simple et bon, parfois, la fidélité. Dans les deux cas, j’ai travaillé avec Michelle Muller que j’apprécie beaucoup et qui écoute si bien. Quelle angoisse, la première fois, de prononcer des mots écrits par soi dans le silence, et quelle facilité au contraire de recréer la voix de GeorgeSand. Peut-être est-ce dû seulement au travail sur scène entre temps? Je ne crois pas. Je n’ai pas fini d’y réfléchir, en tout cas, à ce chemin du son dans la gorge et ne serait-ce que pour ça, merci à vous toutes.

Merci d’avoir fait aussi Des femmes, une maison d’édition « presque » comme les autres.

Je me souviens, au fil des années, m’être arrêtée devant la Librairie, rue de Seine, et m’être exercée à une sorte d’indifférence heureuse, laissant mon regard passer d’un titre à l’autre.

Des noms, des visages, connus ou inconnus de moi, s’étalaient dans la grande vitrine. Je me disais: c’est un lieu comme un autre après tout… et c’était rassurant… Mais une émotion légère, rageuse, gaie, presque impalpable montait chaque fois et elle est toujours là.

On a gagné tant de choses…ne serait-ce que le droit d’être seule parfois, de suivre sa propre route, singulière pour chacune d’entre nous, mais aussi celui de serrer dans sa poche son poing – au cas où! – en saluant au passage ce lieu de vigilance, si nécessaire, qu’est votre maison d’édition.

Edition Des femmes, ô Grand Vigile, je souris de plaisir quand je pense à toi, à vous et vous embrasse, chacune, très fort. Bonne route, bonnes chances.

P.S.: Chère Antoinette, j’ai aimé aussi pouvoir évoquer tendrement avec toi, malgré vos dissensions lointaines, la disparition de Monique Wittig qui m’a fait beaucoup de peine.

Claude Pujade-Renaud

Durant les quatre années qui suivirent un avortement, je rédigeai, par brefs fragments, l’histoire d’un désir d’enfant et de son non aboutissement. Fragments tels des spasmes ou des hoquets ou des vomissements qui auraient tenté de s’inscrire dans le langage. Je les ai relégués, puis repris, essayant de les organiser. Il en résulta, en 1976, un mince manuscrit d’une quarantaine de feuillets. Que j’estimais destiné à “avorter” dans un tiroir. Mon compagnon, Daniel Zimmermann, m’incita à l’envoyer à quelques éditeurs. Dont Des femmes.

En juin 1977, Dominique Autrand, alors lectrice dans la maison, me téléphone pour me donner son avis, favorable. Bien entendu, le manuscrit devait maintenant être lu par le collectif. En septembre, elle me rappelle : “La décision de publication est suspendue.” Je m’effondre – sensation de partir en morceaux, comme dans la réalité de l’avortement. Trois heures plus tard arrive un télégramme signé d’une dizaine de prénoms : le texte est accepté. Vingt-sept années plus tard, je me dis : devenir ou non écrivain s’est peut-être joué pour moi durant ces trois heures-là. L’essentiel reste que cet écrit, “impubliable” selon les normes éditoriales classiques, cet écrit “viscéral” ait pu accéder au statut de livre. Il parut en 1978 sous le titre La Ventriloque (il a été repris en 2000 par Actes Sud Babel, associé à une autre histoire de deuil, Le Sas de l’absence).

Les Éditions Des femmes, en 1977, m’ont permis de naître. Depuis, j’essaie de continuer à écrire.

Michèle Ramond

La rencontre avec Antoinette Fouque et les Éditions Des femmes fut un grand moment de ma vie. Si j’en prends rétrospectivement la mesure je dirai que ce fut un événement et je ne saurais le définir sans avoir recours à des termes qui fassent intervenir la notion d’Histoire. Il s’est agi pour moi en effet d’un choc historique qui s’est propagé en ondes successives, me sortant peu à peu d’un état d’absence au monde dont je n’avais même pas conscience. Faire entrer l’Histoire dans sa vie n’est pas forcément un mouvement naturel et spontané si les circonstances ne l’exigent pas de la façon la plus pressante. Mais si l’on est appelé à regarder autour de soi, les circonstances l’exigent toujours. (…) Par ses entretiens vivifiants et l’exemple d’une activité sans relâche dans les domaines de la pensée analytique et de l’action politique et sociale, Antoinette Fouque, entourée du collectif Des femmes, a sorti le regard de son inertie oculaire. J’entrevis, parce qu’elles devenaient subitement accessibles, les sphères où s’élaborait la pensée de mon époque, où les idéologies mûrissaient et se confrontaient, où les actions utiles au progrès social se décidaient, puis se préparaient avant de se manifester en plein jour et d’inspirer des lois qui se voteraient au Parlement, qui entraîneraient des changements de société, des mutations dans la pensée, dans l’imaginaire et dans la langue. Sans doute suis-je devenue à partir de là plus consciente du monde qui m’entoure, et que pour une très mince part je constitue, de ce monde beaucoup plus fragile et périlleux qu’on ne pourrait le croire en restant à l’abri de sa “maison” et de ses fantasmes. (…) Aujourd’hui où tant de guerre se poursuivent et se rallument nous sommes aussi menacés par la guerre des générations et la guerre des sexes. Tout projet de transmission risque alors d’être anéanti. Puissent les Éditions Des femmes continuer encore longtemps à transmettre le désir de perpétuer l’héritage, fait d’attentes, de projets et d’espérances, des femmes et des hommes de cette terre. Et puissé-je disposer encore d’un peu de temps pour faire œuvre, même modeste, de leur don.

Sonia Rykiel

Antoinette fait partie de ma vie. Nous nous sommes connues dans les années soixante-dix. La Librairie Des femmes, rue des Saints-Pères, SoniaRykiel, rue de Grenelle, entre nous le Twickenham, pub de luxe, où l’on buvait du thé ou du whisky en refaisant le monde, cela dépendait de l’heure.

Nous nous sommes vues, nous avons parlé, raconté, je l’écoutais beaucoup parce que j’adore l’écouter.

Elle a assisté à toutes mes collections (ou presque).

Elle m’a demandé d’écrire un texte pour son journal, Des femmes en mouvements hebdo.

Nous avons enregistré Et je la voudrais nue, puis elle a édité Célébration, des textes sur le travail en “mode”:

“Vous savez que vous êtes épiés, volés, trahis, que rien ne nous échappe, aucun son, aucune pensée, que nous sommes à l’affût, que la fatalité de la création nous oblige à mentir, que l’éphémère qui est l’état même de la mode nous force à retourner la saison d’après ce qui était à l’endroit la saison d’avant et que si le bâti est fort, fondé sur une vraie connaissance, il ne suffit pas, pour jouer un style, une vie entière. Il faut être équivoque et réel, rituel et flou, présent, absent, menteur et vrai, mais dans le plaisir de faire il y a le bonheur de prendre sans avoir l’air de rien.” Antoinette m’avait dit: “Si vous écrivez un livre, il faudra l’appeler Collection terminée collection interminable”. J’ai écrit ce livre, édité chez Flammarion. (…)

Elle a une formidable écoute, c’est un être précieux.

Aujourd’hui, demain, Antoinette peut me demander ce qu’elle veut, je le ferai.

Eve Sourian

En 1984, de passage à Paris je m’arrêtai 6 rue de Mézières devant un charmant petit hôtel particulier décoré de glycines. Au premier étage il y avait les bureaux des Éditions Des femmes.

Etant à l’époque directrice du programme des études féministes au City College de New York et professeur de français, j’avais entendu parler de cette jeune maison d’édition et de sa célèbre librairie rue de Seine connue de toutes mes collègues françaises et américaines.

Je décidai donc d’entrer et Florence Prudhomme me reçut et m’encouragea lorsque je lui exposai mon idée sur une édition des Nouvelles de George Sand. Antoinette Fouque donna le feu vert. Point de bureaucratie, et surtout nul besoin de démontrer la valeur de George Sand. En 1986 ce fut la parution des Nouvelles.

En octobre 1986, lors de la septième conférence internationale de George Sand à Hofstra University (États-Unis), Antoinette Fouque vint donner une communication sur “Proust lecteur de George Sand”. Tous les Sandiens réunis là ont eu le plaisir de faire sa connaissance. C’est un beau souvenir! Par la suite, Des femmes publièrent Gabriel dont la préface fut écrite par mon amie Janis Glasgow. Il y eut aussi Le Dernier Amour, Isidora et Questions d’art et de littérature.

Antoinette Fouque est donc un des pionniers dans l’édition des œuvres de George Sand. Bien sûr il y avait la Correspondance de George Lubin et les éditions de l’Aurore, mais les Éditions Des femmes ont grandement contribué à la propagation de l’œuvre romanesque et critique de la célèbre écrivaine alors méconnue du grand public et de beaucoup d’universitaires. Si l’on parle aujourd’hui de transférer les cendres de George Sand au Panthéon, les Éditions Des femmes y ont bien contribué.

Ouverture d’esprit, générosité, intelligence et cœur, telle a été mon expérience avec Antoinette Fouque, Florence Prudhomme, Christine Villeneuve et Jacqueline Sag. Grâce à Des femmes, maison d’édition innovatrice et accueillante, bien des écrivaines oubliées, inconnues ou méconnues ont été ressuscitées (Madame de Duras, Madame de Staël, George Sand pour n’en nommer que quelques-unes). Je leur en suis reconnaissante de tout cœur.

Victoria Thérame

Septembre 1973

– Y a des gens qui veulent lire ton manuscrit ! crie ma sœur brandissant une enveloppe.

– Pas possible! Qu’est-ce que c’est que ça?

– Les Éditions Des femmes.

– Ça n’existe pas ! Ça doit être des maquereaux qui profitent du mouvement des femmes !

Moi qui agonisais sur le paillasson des éditeurs depuis des années, que vouliez-vous que je fis? Je m’y suis rendue, mon manuscrit de six cents pages (Hosto-Blues) dans un gros sac. Place de la Bastille, dans une cour brumeuse, une concierge, encagée dans un réduit insalubre, m’indiqua l’escalier et l’étage. En haut, personne ! Le désert! Une blague, me dis-je. “C’est en travaux”, expliqua la concierge. Oui, bon…J’avais l’habitude d’encaisser les coups. J’étais déjà dehors, quand je reviens sur mes pas. Merdier pour merdier, si je laissais quand même le manuscrit?… Non, il n’y avait pas de boîte, mais elle remettrait le colis. Vogue la galère! Merci madame. Encore un manuscrit à la mer?

On sait la suite. Emergence et réussite des Éditions Des femmes. Tourbillon de travail, de manifestations, de rencontres. Les femmes de cette époque, nous étouffions, humiliées, désespérées, révoltées, la tête dans les murs. La misogynie nous écrasait chaque jour. Nous n’en pouvions plus de l’injustice qui nous était faite, du mépris qui nous entourait. Privées d’études, cantonnées dans les métiers pénibles, inférieurs, mal payés. En finir avec ce vieux monde! Dans toutes les assemblées de femmes – sans hommes, car les hommes venaient pour insulter, ricaner, freiner ce mouvement révolutionnaire et leur présence rendait muettes certaines femmes habituées à plier devant eux –, dans toutes ces assemblées, chacune racontait, pleurait, criait sa souffrance, les abcès se crevaient et la misère, l’oppression de la vie féminine montait comme une vague énorme que rien, désormais, ne pourrait arrêter. Maintenant, par ici, tout le monde vit le féminisme. Les femmes ne sont plus nées pour raccommoder les chaussettes. On ne leur interdit plus de lire. C’est normal qu’elles aillent à l’école et même dans les plus hautes. Elles peuvent exercer tous les métiers. Ce qui est extraordinaire quand on se souvient que vers 1959/1960, sténo-dactylo était le métier-vedette pour les femmes ! Grimper à la première branche d’un arbre vous attirait des remontrances sévères et vous faisait taxer de “garçon manqué”! Une honte! Et maintenant, Des femmes naviguent seules sur les océans ! Cette révolution à laquelle les Éditions Des femmes ont largement contribué, n’a pas été sans controverses, disputes, insultes, médisances et turbulences. Dans tous les militantismes que j’ai pratiqués, c’est la même chose. On pourrait ajouter dans tous les groupes politiques, ou rassemblements humains. On perd du temps à se battre contre son “voisin” au lieu de se rassembler pour battre l’adversaire. On peut avoir les bonnes idées, mais vouloir être seul à les affirmer. La jalousie suinte partout.

Aujourd’hui, on trouve encore des femmes, vivant en féministes, c’est-à- dire libres de choisir leur travail, leurs amours, leur vie, mais se déclarant “pas féministes”. N’être pas féministe, c’est vouloir le malheur, l’infériorité et la non-liberté pour les femmes. Elles ne s’aperçoivent pas qu’elles sont ridicules.

Mais le cœur humain a ses méandres qui fait qu’on ne pardonne pas à ceux qui ont eu raison avant tout le monde, ni à celles qui ont fait le travail tandis que d’autres, qui n’ont rien fait, en profitent. C’est le propre des révolutions. Il y a ceux qui donnent, payent, meurent. Ensuite, ceux qui crachent et récoltent.

2004 : les Éditions Des femmes repartent? Certains vont devoir se munir d’un antidérapant pour mâchoires afin de ne pas grincer des dents !

Merci aux Éditions Des femmes et bon vent!

Yûko Tsushima

Je ne sais plus avec précision à quel moment il a été pour la première fois question que je sois traduite et publiée aux Éditions Des femmes. C’était en tout cas au début des années 1980, à l’occasion d’un voyage d’Antoinette Fouque au Japon. Des projets concrets ont alors soudain vu le jour.

Non que d’éventuelles traductions n’aient jamais été évoquées auparavant, mais tout était resté dans le vague. Ce que l’on connaissait alors de la littérature japonaise à l’étranger se limitait aux classiques ou aux œuvres de célèbres auteurs masculins tels que Kawabata ou Mishima, et que l’on puisse vouloir traduire et publier un auteur jeune, de surcroît une femme comme moi, était totalement inouï.

La littérature féminine japonaise que l’on connaissait alors en Occident mettait essentiellement en scène des figures féminines toutes d’une soumission que l’on croyait éminemment japonaise. Tandis que dans mes romans les femmes repoussent fermement les hommes, ce qui me valait d’ailleurs bien des critiques, essentiellement masculines, au sein même de la société japonaise. Aujourd’hui encore, je suis donc pleine d’admiration pour la décision prise par les Éditions Des femmes de s’intéresser à mon travail. Lorsque j’ai rencontré Antoinette Fouque à Tokyo, elle m’a proposé de publier cinq de mes textes, et a signé sur le champ un engagement en ce sens. Je n’oublierai pas ce qu’elle disait alors : pour faire connaître un auteur, il ne suffit pas de présenter un livre, il faut au moins en présenter cinq.

À l’époque, l’Occident ignorait encore, à un degré presque inimaginable aujourd’hui, ce que pensaient les femmes japonaises, la manière dont elles vivaient. Je suis persuadée qu’en France, et plus largement en Europe, ces publications, qui étaient un véritable acte de courage, ont ouvert une brèche pour permettre à la littérature féminine japonaise actuelle de rencontrer un large public.

Ana Vasquez-Bronfman

J’ai publié un roman chez Des femmes au début des années 80. C’était un livre sur la répression et la torture au Chili. À l’époque, nous, les exilées, nous considérions que le centre de notre action devait être la lutte contre Pinochet et les militaires. Le mouvement des femmes nous semblait intéressant mais non prioritaire. Etant devenue une auteur de la maison, j’ai été souvent invitée à des réunions et à des fêtes. J’ai eu donc l’opportunité de connaître des femmes très différentes, des créatrices, des écrivains, des étudiantes, des professeurs, des femmes engagées dans la lutte politique. J’ai alors découvert que Des femmes n’était pas seulement une maison d’éditions mais aussi un espace d’échanges et de rencontres. Sans que je m’en rende compte, cela a signifié pour moi une ouverture importante.

J’avais déjà publié un roman avant d’être publiée chez elles et j’ai continué à le faire après, en espagnol ma langue d’origine. J’ai donc une expérience des maisons d’édition et je veux souligner l’extraordinaire travail de promotion que les Éditions Des femmes ont développé avec mon roman. J’ai présenté le livre partout en France, dans des librairies, des associations féministes, des colloques, des réunions littéraires, des festivals, des réunions politiques, des associations de soutien aux immigrés. J’étais toujours accompagnée d’une ou deux femmes des éditions qui étaient le contact, organisaient, animaient, et surtout, me soutenaient moralement. (…)

Ioulia Voznessenskaia

Comme vous étiez jeunes alors…

La première mi-temps est terminée

et nous avons compris une seule chose:

Si tu ne veux pas être perdue sur la terre,

tâche de ne pas te perdre toi même.

Extrait d’une chanson de ces années lointaines.

C’était il y a vingt cinq ans. L’idée de l’Almanach et de son titre Femmes et Russie, était celle de Tatiana Mamonova, et nous, Tatiana Goritcheva, Natalia Malakhovskaia, ainsi que l’auteur de ces lignes, et d’autres femmes nous nous sommes jointes à elle. Après plusieurs décennies de silence, c’était la première manifestation féministe “au pays du socialisme vainqueur”. Au début, même ceux avec qui nous collaborions, les dissidents, qui faisaient des samizdat, les militants du mouvement de la “culture alternative”, les participants des séminaires chrétiens, se sont détournés de nous. “Quelle est cette espèce d’orchidée qui a poussé sur le sol russe ?” s’indignait l’un des dissidents. Le KGB, lui, s’est rendu immédiatement compte de l’importance du mouvement naissant des femmes, et a réagi sans tarder: convocations, menaces, filatures.

À ce moment-là l’armée soviétique est entrée en Afghanistan. Evidemment nous ne pouvions pas ne pas réagir, surtout celles qui avaient des fils. Nous avons écrit et largement diffusé une protestation contre cette guerre honteuse et nous nous attendions à une nouvelle répression. L’humeur était morose, nous avions des inquiétudes terribles, et l’atmosphère laissait présager des arrestations: chacune pensait à ce qu’il adviendrait de sa famille et de ses enfants si elle était arrêtée. En ce qui me concerne, je n’étais sortie du camp que six mois plus tôt. Bref, nous n’étions pas très joyeuses…

C’est alors que sont arrivées les femmes du MLF, Françoise, Anne et Michèle, couvertes de neige, avec de ridicules bottes poilues, jeunes, sérieuses et énergiques, et très très belles. Et alors, tout a changé! Vous nous avez apporté l’Almanach imprimé à Paris dont les exemplaires partaient comme des petits pains, ou comme on dit en russe, comme des pirojki bien chauds. Vous nous avez apporté de l’argent, caché sur vous. À propos, vous auriez pu être arrêtées rien que pour avoir entré illégalement dans le pays l’Almanach et les devises. Vous ne pouviez pas ne pas le savoir! Et puis ça a continué. Nous vous avons donné de nouveaux articles et des interviews et vous les avez sortis d’Union Soviétique toujours illégalement. Comme vous étiez courageuses, mes chères Françaises! Le monde entier savait que les camps en URSS étaient aussi pour les étrangers et que là, ils partageaient la maigre soupe des prisonniers et vivaient derrière des barbelés. O, la solidarité des femmes! O l’inconscience des Parisiennes!

Six mois plus tard, le KGB, n’ayant pas eu le courage de mettre aucune des fondatrices du Journal derrière les barreaux, il nous a brutalement expulsées. Nous avons atterri à Vienne, vous êtes immédiatement apparues et nous ne nous sommes plus senties perdues, ni envahies parla nostalgie, car une activité débordante a commencé: interviews interminables, tournages pour la télévision et pour un film, rencontres avec des militantes de mouvements des femmes de différents pays… Et au printemps, vous nous avez invitées à Paris pour le 8 mars : une manifestation et une grande conférence avec des femmes venues du monde entier, des festivités opulentes pour lesquelles une péniche a été louée sur la Seine. Comme vous nous avez gâtées ! Quand plus tard on m’a demandé mes impressions sur Paris, j’ai répondu qu’il me semblait qu’il n’y avait presque pas d’hommes.

Un quart de siècle a passé, et nous avons toutes changé. Mais quand je pense à vous, mes chères amies, je me rappelle le refrain de la chanson lointaine que j’ai mise en exergue.

Comme vous étiez jeunes alors,

comme vous étiez jeunes,

comme votre amour était sincère et grande votre confiance en vous mêmes.

S’il vous plait, femmes du MLF, restez aussi jeunes, intelligentes, belles et courageuses que vous l’étiez à l’époque. Avec mon amour.

Nicole Ward Jouve

J ’habitais au fond de la campagne anglaise. Un hameau, sept maisons, chacune protégeant jalousement ses secrets à l’abri de haies crevées d’oiseaux. J’enseignais à l’université de la ville voisine, mais l’urgence politique de mes années d’étudiante – la guerre d’Algérie – semblait loin. Mai 68, c’était ailleurs. Le monde s’était rétréci : domesticité, rapports de travail, environnement immédiat. J’étais tiraillée entre carrière et maternité, faim de créer dans la solitude et souci de répondre aux besoins et aux désirs de ceux que j’aimais. Entre mes racines provençales et les cieux gris du Yorkshire. (…)

Contradictions, paradoxes, complexités que j’avais tenté d’exprimer à travers des destins de femmes dans les nouvelles du Spectre du gris. J’écrivis en français – la langue maternelle – soudain associée à l’archaïque, l’inconscient: retrouvant des sons, un corps mis entre parenthèses par la langue “masculine”: l’anglais.

“Pourquoi n’envoies-tu pas tes nouvelles à Antoinette Fouque et aux Éditions Des femmes ?” me dit une amie, Denise Le Dantec. Ce fut le début d’une très belle période de ma vie. Je découvris le Mouvement des femmes, et que “the personal is political”. Je fus dynamisée par l’énergie, l’enthousiasme extraordinaire qui animait chacune – et un rêve de “sororité” où les femmes n’étaient pas rivales, mais alliées. Les locaux de la rue des Saints-Pères (l’inconscient a d’étranges façons de parler) étaient un véritable creuset. Excitation, ferveur, rencontres. Tout se faisait dans l’urgence: on allait changer le monde, et j’y croyais. J’étais fascinée par l’intelligence et l’originalité d’Antoinette Fouque, le regard qu’elle posait sur la situation politique et ses acteurs. J’étais portée par la chaleur de l’équipe qui travaillait dans les bureaux du premier étage, ravie de la multiplicité des talents qui s’y dépensaient, des rencontres avec des écrivains dont plusieurs devinrent des amies – et le sont encore. Temps d’utopie peut-être, mais que les utopies qu’on travaille à faire descendre sur terre peuvent donner de bonheur! Je tentai plus tard (en anglais…) de décrire cette époque où tout semblait se réinventer, empruntant le titre de mon article au poète Wordsworth qui s’était trouvé en France au début de la Révolution de 1789: Bliss was it in that dawn to be alive. C’était félicité que d’être vivant en cette aube. (…)

J’ai gardé de cette période une gratitude immense pour toutes les façons dont j’ai été soutenue, dont on me donna la chance de participer à une aventure commune (à travers Des femmes en mouvements mensuelle, puis hebdo). J’ai retiré de l’écoute d’Antoinette Fouque et de mes échanges avec elle de nouveaux aperçus sur la femme, et en particulier la mère: toute une dimension psychanalytique que je connaissais mal. Mon propre travail s’y est nourri en particulier Female Genesis. Et qui sait la part que ces échanges jouèrent dans ma décision, quelques années plus tard, de faire moi-même une psychanalyse? Me reste la question, que quelques femmes exceptionnelles ne semblent pas avoir besoin de se poser, mais que l’humanité n’est pas près de résoudre: comment la femme (“vierge, amazone, hétaïre” – créatrice, politicienne, soldat – masculin – féminin – amante – aimée) peut-elle harmonieusement co-exister avec la mère?

Catherine Weinzaepflen

Devant ma fenêtre, les petits cyclamens blancs (jardinière longitudinale) ont été comme revigorés par la neige tombée la nuit dernière. Ciel bleu sur Paris. Le blanc, très blanc, des pétales oblongs s’allie au vert sombre, très sombre, des feuilles. Fragilité et force tout à la fois. Il a dû y avoir des cyclamens en hiver dans la Librairie de la rue des Saints-Pères. Il y avait toujours des fleurs dans cette librairie verte. Façade verte, étagères vertes, fauteuils de rotin verts. Un jardin. Ce lieu en aboutissement d’un travail intense : certaines femmes écrivaient, d’autres fabriquaient les livres, d’autres lisaient. Et toutes faisaient tout. La Librairie Des femmes, un lieu de silence et de rencontre. Avec fleurs. Un lieu protégé pour nous qui avions ensemble le désir de nous sauver.

Je ne mesurais pas alors à quel point mes livres étaient à l’abri de la violence du monde. À l’abri des diktats commerciaux. Cette différence… oui, cela surtout : le droit à la différence. La librairie était un lieu de désir. De vie. Il en reste les livres (on peut toujours les commander, et cela encore est différent : pas de pilon – autodafé communément pratiqué.)

Le travail des Éditions Des femmes perdure à travers les livres. Pour ce qui me concerne, ceux que j’ai eu la chance d’inscrire dans ce lieu constituent les fondations de ceux qui ont suivi.

 Laurence Zordan

Une rencontre avec Antoinette Fouque au salon du livre, un tête à tête au milieu d’une foule dense, au stand des Éditions Des femmes, a décidé d’un destin, ou du moins de la publication de mon manuscrit.

Vestales du feu littéraire, amazones de l’avant-garde, les Éditions Des femmes possèdent le magnétisme ne pouvant qu’aimanter un roman résonnant d’une poésie de la cruauté. Leur fougue est paradoxalement minutieuse, l’exaltation et l’attention allant de pair dans une lecture dont je m’honore d’avoir vu mon texte passé au crible. Elles prennent les livres à bras-le-corps, comme pour illustrer l’étrange propos de Celan qui affirmait ne pas voir de différence entre une poignée de main et un poème.

Cet exercice de main à main unissant l’éditeur et l’auteur suscite les points d’appui les plus improbables au-dessus du gouffre des conventions où peut se perdre un livre. Les femmes des Éditions Des femmes possèdent la voix d’une Antigone qui introduit une salutaire dissonance dans un paysage éditorial où les propos réalistes de Créon paraissent dicter le ton juste.

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